La cohabitation vue par Monique Eleb, sociologue
Depuis des années, la sociologue Monique Eleb observe et décrypte nos façons d’habiter l’espace. La colocation et la cohabitation n’échappent pas à son domaine d’études, en France comme à l’étranger. Canada, Etats-Unis, Suède, en Autriche, autant de pays “qui sont très en avance sur ce type d’habitat.”
COOLOC : Comment expliquez-vous cette diffusion de la cohabitation ?
Monique Eleb : Les gens ne peuvent faire autrement. Le retour de la cohabitation comme mode de vie est lié à la crise financière de 2008 et à la hausse du coût des logements dans les villes.
En France, on estime que 20% de la population vit en cohabitation. Mais le chiffre n’est absolument pas fiable, car beaucoup de cohabitations ne sont pas déclarées en tant que telles. Une tante qui accueille son neveu de province par exemple ne va pas se déclarer en colocation.
Ainsi nous avons observé trois raisons principales qui déterminent le choix de la cohabitation :
- Des raisons financières ;
- La lutte contre la solitude notamment dans les grandes villes, mais pas uniquement ;
- La cohabitation militante. La cohabitation devient le moyen de changer de vie, de changer le rapport homme/femme ou de vivre sa vie comme on l’entend. C’est le cas de la Maison des Babayagas de Montreuil. Cet habitat partagé féminin et féministe accueille des femmes qui estiment que la vieillesse n’est pas un naufrage. En effet, on peut vivre autrement que seule dans sa maison ou dans une maison médicalisée. C’est une cohabitation qui veut changer, de façon militante, l’image de la vieillesse. On entre chez les Babayagas sur cooptation. Chacune dispose de son espace privé mais elles partagent aussi une vie commune. Elles ont beaucoup d’activités ensemble. Les décisions se prennent de façon collective. Elles sont à l’origine d’actions dans le quartier. Le projet a vu le jour grâce au soutien de la mairie de Montreuil qui dispose toujours de deux espaces communaux au sein de la maison.
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COOLOC : Qui cohabite ?
Monique Eleb : Aujourd’hui la cohabitation touche toutes les classes d’âges. Il en est beaucoup question car tout le monde se sent concerné. D’autant plus que la loi permet maintenant la colocation d’étudiants, de jeunes travailleurs, d’apprentis dans des logements HLM, ce qui n’était pas le cas avant.
On remarque aussi des actifs (trentenaires ou quadragénaires cadres, informaticiens, banquiers…) qui ne veulent pas renoncer à leurs habitudes de jeunesse. Ils refusent de s’établir ou de s’engager dans un couple et choisissent la colocation.
Il y a aussi des familles, des couples qui se mettent à plusieurs pour acheter un appartement ou une maison.
Il peut s’agir aussi d’une phase qui suit une transformation sociale : des familles monoparentales se mettent à plusieurs pour avoir plus d’espace. Et ainsi, ils ne se retrouvent pas seuls quand les enfants ne sont pas là.
La cohabitation intergénérationnelle, elle, est un objectif politique. En effet, l’Etat français s’est rendu compte qu’on ne pouvait loger tous les étudiants. Il y a donc un message d’injonction visant à rapprocher les étudiants des personnes âgées. Cela a l’avantage de rassurer les parents. Mais il est nécessaire d’avoir des affinités avec la personne chez qui on loge. Il arrive que les jeunes accueillis soient en fait d’ex-enfants-rois épouvantables. Cela rend le quotidien difficile. Il faut aussi compter avec l’interdit de la sexualité, ce qui peut être problématique.
L’OPAC Mulhouse Habitat a mis en place un projet très intéressant : un immeuble divisé en deux parties. Il accueille d’une part les grands-parents et de l’autre, les enfants et petits-enfants. Les différentes générations peuvent se rencontrer souvent, sans pour autant envahir l’intimité du couple.
Pour les personnes âgées, la cohabitation est une alternative à la maison de retraite. Les Babayagas sont un exemple. On trouve, notamment dans le nord de la France, des béguinages. Ce sont des ensembles de maisons individuelles, accolées les unes aux autres, avec jardin et espaces communs. Cela permet aux personnes âgées de vivre ensemble, tout en préservant leur vie privée.
En Suède, nous avons observé d’autres formes de cohabitation. Certains immeubles sont constitués de petits logements personnels. Ils comportent également de grands espaces communs dédiés aux loisirs, à la lecture. Il y a une grande cuisine, une grande salle à manger, une crèche. Les habitants se partagent les tâches ménagères. Par exemple, une équipe assure la cuisine trois jours par mois, une autre s’occupe des loisirs culturels… On peut vivre ensemble… ou pas. Mais la participation obligatoire aux tâches permet d’assurer la vie en communauté.
En Suisse, on observe des exemples similaires qui comprennent également des bureaux partagés, un café et une épicerie communautaire.
Pour les familles monoparentales qui vivent dans ces habitats, les enfants élevés par un parents solo bénéficient de la présence de figures paternelles ou maternelles, si l’un des parents est absent.
En Suède, il y a une dizaine d’années, l’habitat partagé était même devenu une solution de lutte contre la solitude dans l’accueil des migrants, autour de l’idée de soutien, d’entraide, de partage.
COOLOC : Selon vous, il n’y a pas de cohabitation possible sans avoir posé au préalable des règles ?
Monique Eleb : Cela apparaît immédiatement quel que soit le contexte. L’absence de règles ou la violation de règles existantes provoque immédiatement des conflits.
J’ai visité un béguinage où deux habitants avaient entreposé dans l’espace commun leurs plantes pendant l’hiver. Cela a été perçu comme une prise de pouvoir par les autres habitants. En laissant leurs plantes là, ces deux personnes se sont emparées de l’espace commun. Depuis, cet espace a été complètement déserté. Plus personne n’y va.
Dans une cohabitation étudiante, un colocataire, qui avait été le premier à intégrer la colocation, avait été un enfant trop gâté par sa mère. Il envahissait l’espace commun avec ses affaires, ou par le bruit qu’il faisait et gênait tous les autres colocataires.
Pour régler les conflits en colocation, un tiers est nécessaire. Il peut s’agit d’un animateur, d’un régulateur qui intervient de l’extérieur pour rappeler les règles. Les Babayagas par exemple font appel à un membre de leur conseil d’administration pour régler les dissensions.
Si le régulateur vit dans la colocation, il doit être étranger au conflit. Concernant les fauteurs de troubles qui ne respectent pas les règles, ils sont exclus, ou s’excluent d’eux-mêmes.
La cohabitation n’est pas un long fleuve tranquille : il y a sans cesse des ré-ajustements, des mises au point, des discussions pour gérer le quotidien.
Mais, pour les plus jeunes, la cohabitation peut se révéler un apprentissage de la sociabilité très efficace. On apprend à s’adapter aux autres, à faire la différence entre qui est acceptable ou pas (bruits, laisser la vaisselle ou le linge sale s’accumuler…).
COOLOC : L’intimité est également une question centrale dans la cohabitation
Monique Eleb : L’intimité est fondamentale car on vit ensemble sans être dans un rapport amoureux. Les pièces privées doivent être protégées. Nous avons visité une colocation où les portes des chambres étaient vitrées, ce qui va à l’encontre du besoin d’intimité. Au fur et à mesure de nos visites, nous avons remarqué que le lit, dans chaque chambre, était déplacé, pour ne plus être visible depuis la porte.
L’intimité concerne non seulement le regard mais aussi le bruit. Or la vie sexuelle est bruyante. Et s’il n’y a pas de protection, cela devient très gênant. Il faut donc se poser la question dans une colocation : l’espace privé garantit-il ou pas l’intimité ?
Dans les faits, ce n’est pas évident de partager des objets, des lieux avec des inconnus. Cela implique de se découvrir, de se faire connaître et une certaine organisation.
Monique Eleb, Sabri Bendimérad, Ensemble et séparément. Des lieux pour cohabiter, Editions Mardaga, 2018.
Pour découvrir d’autres témoignages, consultez la rubrique “Témoignage” du blog de COOLOC.
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