La fin de la société individualiste ?

Vie quotidienne
Stéphane Hugon Eranos

La société individualiste serait à l’origine de tous les maux : isolement des personnes âgées, difficultés des familles, augmentation du stress et des maladies. Pourtant, relativise le sociologue Stéphane Hugon, tous les signes montrent que notre société tend à devenir moins individualiste et plus ouverte sur le collectif.

 

La société individualiste, une création récente

COOLOC : Qu’entendez vous par la fin de la société individualiste ?

Stéphane HUGON : Cela peut paraître paradoxal de parler de la fin de la société individualiste. Tout le monde nous dit que la société est narcissique, que l’ego n’a jamais été aussi fort. Mais la notion même d’individualisme n’est apparue que récemment en Europe, et surtout en France.

Nous sommes à la croisée de l’influence judeo-chrétienne où chaque homme est responsable de ses actions, et du cartesianisme, où chacun pense de manière autonome. Ce qui fait de la France l’un des pays les plus « narcissiques » au monde.

Aujourd’hui, paradoxalement, l’ego tend à disparaitre face au collectif. Il ne s’agit pas, cependant, de se fondre dans la masse, ou la foule, ce qui est assez effrayant en soi. Comme l’expliquait Gustave Le Bon au début du XXe siècle, la foule a tendance à développer les instincts les plus bas de l’individu. 

Entre l’individu et la foule, il existe une troisième zone de survie : le petit groupe, la communauté d’amis, le réseau. 

 

L’individualisme, à l’encontre des grandes tendances historiques

COOLOC : comment est née la société individualiste ? 

Stéphane HUGON : Depuis la fin du XIXe siècle, on assiste à l’affirmation de trois grandes valeurs qui connaîtront leur paroxysme dans les années 1950-1960 :

  • L’émancipation. Elle commence dès la fin du XIXe siècle avec les lois Waldeck Rousseau en 1884 qui établissent le droit syndical. Cela représente la première émancipation politique. Par la suite, on assiste au mouvement d’émancipation des femmes, des minorités religieuses, culturelles…
  • La revendication de l’autonomie. Le terme vient du grec auto-nomos : je veux produire ma propre loi, mon propre règlement, ma propre manière de vivre.
  • La volonté de libération. Elle est particulièrement forte à partir des années 1950, en réaction au contexte historique, et prend de nombreuses formes : libération psychologique, sexuelle, économique, libération du genre…

La construction, la revendication du moi sont favorisées par la consommation d’après-guerre. L’exemple type est l’accès à la propriété. Quand on possède une belle maison, qu’on a une belle voiture, on se distingue des autres. Pour exister, il faut se détacher des autres. Cette tendance est très forte jusque dans les années 1990.

Françoise Dolto ne disait pas autre chose. Le développement de l’enfant, c’est un long processus par lequel on rend l’enfant autonome. Il apprend à se détacher de sa mère, à devenir un individu.

 

L’ennui ou l’apogée de la société individualiste à outrance

COOLOC : comment la société individualiste évolue-t-elle?

Stéphane HUGON : Le principe qui anime la société de consommation, c’est de devenir unique. Par exemple, jusque dans les années 2000, la promesse des grandes marques de luxe à leurs clients était de se distinguer de la masse. De même, devenir propriétaire d’un pavillon de banlieue, c’était traduire dans l’espace sa propre autonomie face à la société.  

Or, à force de vouloir se détacher du reste du monde, nous coupons les liens sociaux : famille, mais aussi religion et spiritualité. Tous les grands monothéismes sont en crise. La solidarité ouvrière s’effrite, le syndicalisme s’effondre. 

Les gens font alors l’expérience du vide. L’habitat individuel isole les individus. Cela représente une rupture anthropologique, particulièrement en France, pays très rural. Autrefois, trois voire quatre générations vivaient ensemble sous le même toit. Aujourd’hui, à Paris, une personne sur deux vit seule – de façon choisie ou subie. Ces gens sont célibataires, séparés ou à Paris pour des raisons professionnelles. Ils sortent beaucoup car ils s’ennuient. En effet, le mode de vie urbain nous promettait l’émancipation individuelle. Mais l’aboutissement, c’est l’ennui, l’isolement, le déracinement. 

 

Plus jamais seul

En moins d’une génération, nous avons pris conscience d’une grande loi historique et anthropologique : vivre seul est intenable !

Pour répondre à cet isolement, nous allons rechercher l’expérience du lien social. Comme par hasard, l’expérience du web social arrive dans les années 1990, au moment où l’on prend conscience de notre isolement. C’est un moyen faible, inachevé, de retrouver de la considération. Mais il donne aux gens le sentiment de faire partie de quelque chose.  

Progressivement, tous les domaines sont touchés. Dans l’univers du luxe, de la beauté, les marques comme L’Oréal créaient auparavant des femmes magnifiques et inabordables. Or c’est très ennuyeux d’être belle et inabordable. Depuis plusieurs années, elles ont opéré un revirement vers l’expérience relationnelle. Chez Lacoste, Burberry’s et les autres grandes marques de luxe, les égéries ne sont plus seules, mais en groupe.

Le domaine relationnel s’est théâtralisé. Les grandes fêtes religieuses sont l’occasion de grands repas ensemble. Les gens veulent être ensemble et le montrent avec le co-working dans le domaine professionnel,  le co-living dans l’habitat.

 

Un nouveau rapport aux objets

Notre rapport aux objets est aussi en train de changer. Le besoin de posséder qui animait les décennies d’après-guerre est moins fort. Nous sommes moins intéressés par la possession que par l’expérience. C’est ce que l’on voit à travers l’économie partagée. Cela reste de l’ordre du rapport social : partager sa voiture, son appartement, c’est aussi montrer un peu de soi aux autres. 

 

Une identité qui passe par la multiplicité des liens

COOLOC : Comment garde-t-on son identité dans ce contexte ?

Stéphane Hugon : Nous nous créons un parcours qui nous permet de nous accomplir dans nos différents rôles sociaux. Depuis quelques temps, se multiplient les études sur les slashers, ces actifs qui cumulent plusieurs emplois. Ils le font non seulement pour des raisons économiques mais aussi pour ne pas s’ennuyer. Ils peuvent avoir un travail rémunérateur, un autre qui leur apporte plus de sens, un job rationnel et un autre plus créatif. 

Une tendance que l’on retrouve dans le logement. On vit de plus en plus en co-habitation ou en co-location. Il en existe toutes sortes : affectives, fonctionnelles, d’intérêts. Lorsque j’étais étudiant, comme beaucoup d’autres, je vivais en co-location. Ce n’était pas seulement parce que les logements étaient chers. Nouveaux arrivés dans la ville, nous voulions surtout nous insérer dans un réseau, faire partie d’une communauté.

Mais cette envie de vivre ensemble n’est pas que le fait de parisiens isolés. Dans certains villages de l’Aubrac par exemple, il y a des maisons ou des groupes de maisons dont les habitants vivent et ont créé ensemble leur activité professionnelle. 

Ainsi, il ne nous a fallu que quelques décennies pour passer de l’idée que nous existons en nous différenciant à l’idée que nous nous réalisons à travers différentes communautés. Et cela s’étend aujourd’hui à toute la société.

 

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Crédit photo : Eranos