Être chez soi en coliving, est-ce possible ?
« Chez soi » et coliving, un paradoxe? « Chez soi » est une expression toute simple… et pourtant intraduisible. L’anglais « at home », la « casa » italienne correspondent au foyer, à l’endroit où l’on vit. Mais rappelle la linguiste Aurore Vincenti, l’expression « chez soi » dépasse, par son esprit et ses connotations, l’idée stricte de lieu. Il y a un côté affectif, possessif dans le « chez moi ». Au-delà du foyer, il s’agit d’un « espace investi, vécu et aimé ».
Alors, « chez soi » et coliving, est-ce antithétique ? Est-il possible alors de partager son « chez soi » avec d’autres – surtout s’ils ne font pas partie de votre famille ? Qu’est-ce qui fait qu’un logement devient un « chez soi », même en coliving ?
Un lieu de transmission
La première fonction du « chez soi » rappelle le sociologue Stéphane Hugon, c’est de nous permettre de nous défendre. La sécurité est l’un de nos besoins fondamentaux, instinctif, comme le montre la pyramide de Maslow, besoin toujours présent aujourd’hui. Pouvoir se retirer dans un chez soi permet de nous couper du monde. Nous nous protégeons ainsi de ses dangers … voire de ses virus !
Mais se sentir chez soi va au-delà de la sécurité. « C’est le lieu où nous avons vécu des expériences fondatrices qui nous relie avec d’autres, essentiellement nos parents et nos enfants » explique Stéphane Hugon. « Chez soi, c’est le lieu où nous donnons la vie, c’est le cocon ». Être chez soi n’a rien à voir avec l’individualisme ou le repli sur soi. Au contraire, c’est un lieu collectif, mais d’un collectif limité : la famille, les amis, les intimes.
Chez soi, une notion personnelle… et diverse
Ceci explique que le « chez soi » prennent des nuances diverses selon les personnes qui l’utilisent. Il devient « une enveloppe qui n’existe qu’avec ce qu’il y a à l’intérieur. Et ce contenu, de l’ordre du ressenti, est extrêmement divers » rappelle la démographe Mélanie Lépori.
Le chez soi peut s’incarner dans des sons, une musique, une odeur, des souvenirs, des événements… Le psycho-sociologue Élian Djaoui estime que la notion recouvre à la fois un « espace physique » et un « espace psychique ». Le domicile est alors le support majeur de l’identité psychique de la personne.
Cette diversité de conceptions s’exprime aussi dans le temps. Le jeune adulte qui retourne chez lui peut aussi bien aller chez ses parents que revenir dans son propre logement. La notion accompagne chaque trajectoire de vie. Avoir plusieurs « chez soi » est une réalité qui peut sembler paradoxale puisqu’elle suppose un ancrage dans un lieu.
Le partage et la reconnaissance pour être soi
Qu’est-ce qui permet de considérer des lieux – parfois disparates- comme des chez soi ? C’est la façon dont nous investissons des espaces, analyse Stéphane Hugon. « Notre rapport à l’espace est un rapport de prédation. Nous devons l’investir pour nous l’approprier. Dans la réalité, il y a une inscription de soi dans le lieu. » À partir du moment où nous investissons un lieu, nous commençons à nous sentir chez nous. Nous nous projetons dans l’espace.
« Il y a une certaine théâtralisation dans le chez soi. Nous matérialisons notre espace à travers des objets, parfois un simple élément qui est un détail pour les autres, mais qui, pour nous, symbolise notre espace. » C’est une nécessité. Se sentir chez soi « nous apaise et nous permet d’être en continuité avec ce à quoi nous aspirons. » . Au contraire, en entrant dans un café, un restaurant, un coworking que vous ne connaissez pas, il vous arrive peut-être de marquer un temps d’arrêt en cherchant une place qui vous convienne. « Il nous arrive à tous d’éprouver ce léger sentiment de stress pour trouver la place qui nous confirme dans ce que nous souhaitons être » confirme Stéphane Hugon.
C’est d’ailleurs ce qui se produit dans les open spaces. Même si les salariés peuvent choisir librement leur poste de travail, ils reprennent toujours les mêmes places. De même dans les restaurants ou les hôtels, les gens recréent des habitudes, pour se sentir à l’aise. Le chez soi passe donc par le rituel et la répétition. »
Chez soi… dehors !
Cette projection de nous-mêmes dans l’espace s’étend aux espaces publics observe Stéphane Hugon. « Nous avons des chez-nous extraterritoriaux à travers la vie de quartier par exemple, un café, un jardin public où nous avons nos habitudes… Les gens se réapproprient des espaces hors de chez eux, surtout lorsqu’ils ont de petits appartements. »
Pour la philosophe Marie Robert, nous nous reconnaissons dans les lieux que nous occupons. « Des fragments de notre identité sont accrochés partout dans les décors que sont nos rues, nos chambres, nos villages, nos stations-services, nos champs, nos couloirs… La liste de nos « endroits » est infinie, montrant que nos vies appartiennent avant tout à des territoires. Elles se confondent avec eux, formant une bouleversante géographie du cœur. Se constituer son chez-soi, c’est investir un lieu et y faire habiter son corps, y faire habiter son âme, et créer un peu partout, de singuliers repères pour notre mémoire. »
Chez soi et être soi
Être « chez soi », c’est aussi être soi. Votre foyer représente votre singularité. C’est une sorte d’« invention de l’intime » note la philosophe Agata Zielinski. Chez soi, c’est un lieu que l’on crée à son image, par quoi l’on manifeste quelque chose de soi (bibelots, bibliothèque, foisonnement ou dépouillement, photos, tableaux ou murs nus…). Le chez soi manifeste une « une image valorisante de soi ».
Mais c’est aussi un lieu de liberté. Dans la bios oikos évoquée par Hannah Arendt, la sphère privée, ne s’appliquent pas les mêmes lois que dans la sphère publique, la bios politikos. Chez moi, je me comporte comme je l’entends, je peux me défaire du regard de la société. Je ne suis plus en représentation. Une intimité un peu poreuse avec le télétravail. La représentation s’invite à travers les meetings via Zoom et autres Teams. Mais elle met en scène une autre image de soi que celle donnée sur le lieu de travail.
Cette image, intime mais exposée, est cependant contrôlée rappelle le sociologue Alain Thalineau. « Chez soi, on maîtrise le regard des autres. Personne ne peut s’introduire sans votre consentement. » A l’exception, bien sûr, de ceux qui font partie de votre foyer, famille ou… co-livers.
Décoration, horaires, manière de vivre…, « le chez soi représente, théâtralise l’enracinement de la liberté personnelle » rappelle la philosophe Agata Zielinski.
De « chez soi » à « chez nous » en coliving
Comment est-il alors possible de se sentir « chez soi » en coliving ? Il suffit de mettre en place quelques règles, la première étant le respect de l’intimité rappelle la sociologue Monique Eleb : « L’intimité est fondamentale car on vit ensemble sans être dans un rapport amoureux. Les pièces privées doivent être protégées». L’intimité est donc fondamentale pour permettre à chacun de se projeter dans l’espace et de se l’approprier. De même, les règles doivent être clairement établies pour favoriser le vivre ensemble.
Elles doivent aussi être réajustées en cas de besoin souligne Monique Eleb. « La cohabitation n’est pas un long fleuve tranquille : il y a sans cesse des mises au point, des discussions pour gérer le quotidien». Une analyse que confirme Corentin, pour qui le chez soi est un co-living. Il vient d’acheter un appartement avec ses co-livers. « Il faut partir du principe qu’en colocation, rien ne va de soi». Et pour surmonter les obstacles, rien ne vaut la discussion : « Nous, nous passons beaucoup – mais vraiment beaucoup – de temps à discuter. Nous abordons tous les aspects de ce qui va, de ce qui ne va pas, de ce qu’il faudrait changer… C’est nécessaire pour vivre ensemble». Et cela fonctionne puisqu’en 5 ans, les 3 co-livers ont dû se disputer 4 fois au maximum.
Récréer un chez soi en co-living…
Comment intégrer l’enracinement et la transmission propre au chez soi en coliving ? Certes, le foyer est avant tout un lieu où vit la famille. Mais depuis les années 1950, cette notion a connu de multiples évolutions. Rejet du modèle patriarcal, mise en place de familles recomposées… « Aujourd’hui les gens reconstituent de nouveaux « chez soi » élargis, familiaux, amoureux, amicaux. Nous voyons bien qu’il existe des façons de reconstituer du collectif, mais un collectif singulier, choisi qui s’oppose au reste du monde » note Stéphane Hugon.
Le coliving en fait partie. Avec la fragilisation de tout ce qui permettait de créer du lien – religion, politique, militantisme, rapport à l’entreprise et au travail, redistribution des formes familiales, amoureuses – les lieux de convivialité ont maintenant une fonction de ré-enracinement. Une nécessité, face au déracinement ambiant estime Stéphane Hugon.
Le regard de l’autre pour être soi
Ce ré-enracinement est d’autant plus fort que nous avons besoin du regard et de l’approbation de l’autre pour exister. Dans son dernier livre, La philosophie, une rencontre, le philosophe Charles Pépin rappelle que rencontrer les autres nous permet de devenir pleinement nous-mêmes, en nous heurtant à la différence. Mais à la différence du monde extérieur, la rencontre en coliving se fait sous le signe de la bienveillance. Ceux qui choisissent de vivre ensemble choisissent aussi de donner et recevoir ce regard bienveillant qui donne confiance. «La bienveillance est la seule réponse à la crise morale que traversent nos sociétés » écrit Didier Van Cauwelaert, qui la qualifie d’« arme absolue ». À défaut de changer le monde du jour au lendemain, la bienveillance « lui redonne des couleurs et compense les déceptions qu’il nous inflige, tout en renforçant ce système immunitaire assez paradoxal qui s’appelle l’empathie. »
Entre bienveillance, intimité et appropriation de l’espace, le coliving ou la cool-location permet alors une expérience humaine exceptionnelle.
« Le coliving fait grandir et fait de vous de meilleures personnes » confirme le consultant Gui Perdrix. Un «chez vous» qui reflète votre personnalité, un « chez nous » qui permet de vous découvrir à vous-même et de vivre votre vie encore plus pleinement. Trouver son « chez soi », ne serait-ce pas finalement s’accomplir soi-même ?
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Crédit photo : Samuel McGinity