La convivialité à l’ère du covid est-elle encore possible ?

Témoignages

La convivialité à l’ère du covid est-elle encore possible ? Quel est le sens du vivre ensemble lorsqu’il faut sortir masqué, éviter les rassemblements et respecter la distanciation sociale ?

Interview de Stéphane Hugon, sociologue, et co-fondateur du cabinet de conseil en management Eranos.

 

La convivialité, une tendance de fond à l’œuvre

COOLOC : La convivialité est-elle encore possible aujourd’hui ?

Stéphane HUGON : Nous sommes au croisement de deux cycles, l’un lent et l’autre rapide.

Le cycle lent, c’est cette tendance globale des sociétés européennes qui découvrent qu’elles ont besoin de se re-socialiser. L’Occident a inventé l’individu au XVe siècle, qui à son tour a donné naissance à la propriété privée. Il a fait de l’individu un imaginaire structurant à travers le mythe du héros, du rebelle. Cela touche aussi l’acte consommatoire qui permet à l’individu de se distinguer de la foule. Cela dure jusqu’au milieu du XXème siècle.

L’après-guerre est encore un grand moment de fascination pour la consommation. Mais c’est également le moment où l’on découvre que l’on a déconstruit toutes les solidarités rurales, les formes de filiations communautaires, familiales, régionales. On s’aperçoit qu’on s’est détaché de notre environnement naturel.

Depuis les années 1965 -1970, nous assistons à un retour vers une sorte de nostalgie communautaire. Elle s’accélère depuis quelques années avec le digital. Le digital nous montre qu’on n’existe finalement qu’à travers notre rapport aux autres. Y compris à travers les démarches narcissiques telles que le selfie ou la mise en scène de soi dans les réseaux sociaux. Nous existons toujours dans le regard de l’autre, dans une expérience relationnelle. De nombreux marchés subissent l’impact de cette re-socialisation : luxe, consommation, tourisme, transport et notamment l’immobilier.

 

Une réappropriation douloureuse

COOLOC : Est-ce que cette tendance touche toute la société de la même manière ?

Stéphane HUGON : Ces dernières années, un grand mal être s’est exprimé dans certaines catégories de la population. C’est notamment le cas des gilets jaunes qui vivent une véritable crise de la désorientation.

Ils sont issus de générations de paysans et d’ouvriers. Donc de milieux où existait une vraie culture de la convivialité. Ils sont devenus propriétaires d’un pavillon et d’une voiture, endettés. Ils se retrouvent désocialisés dans un territoire qu’ils ne connaissent pas. Chacun vit dans son pavillon avec son jardin, devant sa télévision. Ils ont eu le sentiment d’être piégés, surtout quand ils ont appris que la valeur patrimoniale de leur bien allait plafonner.

Le moment déclencheur a eu lieu quand ils ont vu des publics un peu plus éduqués, un peu plus aisés, développer une culture du partage. Ces derniers cultivent des jardins ensemble; ils créent des coopératives mutualistes. Ils adhèrent à des associations davantage que les gilets jaunes. Ils se retrouvent dans des restaurants où il y de grandes tables d’hôtes. Ils s’installent dans des copropriétés avec des espaces partagés. Ils vont dans des entreprises qui prônent le partage et la communication plutôt que la glorification individuelle… Les gilets jaunes ont pensé alors qu’ils avaient fait les mauvais choix. C’était d’autant plus insupportable qu’ils s’estiment légitimement dépositaires de la convivialité populaire. C’est le problème de l’appropriation : des gens appartenant à une communauté supportent mal qu’une autre communauté s’approprie leurs propres codes.

 

Des espaces organisés pour la rencontre et la convivialité

COOLOC : L’irruption du covid n’a-t-elle pas changé les choses ?

Stéphane HUGON : Depuis quelques décennies, on assiste à un retour vers la communauté, la socialisation, le partage, l’économie circulaire. Le lien est donc redevenu une valeur sociale, mais aussi économique. La société elle-même veut que les gens partagent, vivent ensemble et retrouvent du lien.

Or survient un interdit. Avec le virus, on ne peut plus se toucher. Le terme même de « distanciation sociale » est violent. Et faux, car on recherche de la distanciation physique et non pas sociale.

Nous nous retrouvons alors face à une injonction contradictoire. Tous les espaces sont organisés pour provoquer de la rencontre. Les appartements sont des machines à cohabiter ; les entreprises, des machines à se rencontrer. Et l’espace public est une machine à produire du lien social. Or le principe de réalité actuel énonce que si on suit cette tendance, on risque de mourir ! Je caricature, mais l’idée est là.

 

Comment réagir ?

COOLOC : Comment la convivialité peut-elle perdurer dans ce contexte de crise sanitaire ?

La tendance lourde va continuer à exister. Mais elle doit être aménagée. Or ces aménagements sont mal supportés par la plupart des gens, notamment en France. Ce qui explique que beaucoup de gens ne veulent pas porter le masque ou le portent très mal.

Au contraire, en Asie, il n’y a pas eu ce cycle lent d’émergence puis de décadence de l’individu propre à l’Occident. Le narcissisme et l’ego n’existent pas. Le lien social, l’appartenance, la considération sont plus importants.  A Séoul, en Corée, par exemple, il n’y a pas eu de confinement, seulement des restrictions. En France, nous passons par des interdits car nous ne respectons pas le protocole. En Asie, puisque l’on donne davantage de valeur au lien, la réaction face au Covid a été plus efficace. D’ailleurs, ils n’ont perdu qu’un point de croissance. Nous, 13 !

Cela nous confronte à nos propres contradictions : une fascination pour le lien, le partage et une aversion pour l’idée d’autorité, et donc d’ordre. Nous sommes déjà confrontés, en partie au déni, au complotisme… C’est encore plus sensible actuellement car il s’agit d’un virus, un danger invisible. La matérialisation du risque, son incarnation nous manque.

 

Une situation qui risque de durer

COOLOC : Est-ce que le Covid va remettre en cause ce retour au vivre ensemble ?

Stéphane HUGON : Il va falloir supporter cette situation encore quelques mois, le temps que le virus soit traité et que la tension redescende tout doucement. La grippe espagnole avait duré environ deux ans. Il devrait en aller de même avec cette pandémie. Et nous arrivons à la fin de la première année.

Cependant, le covid ne remet pas en cause, selon moi, cette tendance lourde du retour du local, de la communauté et du partage. Mais la crise sanitaire nous entraîne vers une crise économique dure avec son lot de tensions sociales.

 

La colocation, une sécurité dans un monde incertain

COOLOC : Comment supporter ces tensions et ces crises ?

Stéphane HUGON : Face à ces tensions, nous avons besoin d’espaces de protection. C’est ce que l’on recherche dans l’espace privé, un espace de confiance, sans risque sanitaire, ni risque de violence physique. Or la plupart des agressions, notamment les violences familiales ont lieu dans l’espace privé. Le foyer n’est donc pas forcément un lieu sûr.

La colocation, en revanche, crée un espace, qui permet d’échapper à la fois aux tensions de l’extérieur, mais aussi au huis clos familial. Car elle implique le regard de l’autre. Comment se livrer à des violences dans une co-location ? C’est un espace de médiation, qui a ses règles. Dans les nombreuses colocations où j’ai vécu, il y avait des règles, implicites ou explicites. Cela semble rigide au départ : respecter les espaces privés, respecter les horaires de chacun dans les espaces partagés… Mais cela permet aussi un apaisement des relations et de nouer des relations sereines avec les autres.

Cela me rappelle les grands shopping mall au Brésil. Pour y entrer, il faut passer par les dispositifs de sécurité et des gardes armés jusqu’au dents. Mais à l’intérieur, les relations sont plus faciles. Dans les restaurants, on peut facilement aller à la rencontre des gens qui sont là. La colocation fonctionne de la même manière : un environnement sûr, soumis à des règles, mais où l’on se trouve en sécurité.

Et dans un monde tendu et incertain, cette sécurité est plus que jamais nécessaire aux plus fragiles et aux plus vulnérables.

 

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Crédit photo : Banque d’images